« Signé : Charles Seignobos ! »
Par Max DEJOUR
La fontaine aux quatre bouches de fraîcheur,
juchée du buste altier de Charles Seignobos, qui trônait depuis
91 ans place Seignobos, a été déplacé, voici une
dizaine d’années d'une trentaine de mètres, pour être réinstallée
au centre géométrique des places du Centre de notre cité
(Hôtel de Ville, Montgolfier et Seignobos).
Un petit voyage, certes, mais qui aura permis de redonner du relief aux mascarons
cracheurs d'eau, et un coup de jet au bronze d'un homme dont le nom aura fait
l'originalité de Lamastre durant plus d'un siècle.
Ces bouleversements ne sont pas les premiers que connaît ce buste, devenu
symbole de l'esprit d'indépendance lamastrois.
C'est en effet notamment grâce à ce Seignobos, et à sa descendance
directe, que Lamastre est entrée la tête haute dans le XXe siècle,
en cité moderne et florissante. On ne mesure peut-être pas tout
à fait, aujourd'hui, l'expansion qu'a connue Lamastre au cours de la
seconde moitié du XIXe siècle, et sa réputation touristique,
commerciale et industrielle au cours de la première moitié du
XXe siècle. Le Doux, le Sumène et le Condoye maîtrisés,
la « plaine » assainie, la ville peut s'étaler
vers son centre actuel et le faubourg de Tain. Desservie par le chemin de fer,
et de nombreuses routes, elle s'affirme comme le carrefour du nord Vivarais.
Elle s'équipe de l'eau courante, d'égouts etc. Lamastre a su profiter
du mouvement « moderniste » de son époque, grâce
à des hommes entreprenants comme le furent les Seignobos.
Républicains acharnés, ces bourgeois protestants tinrent le haut
du pavé politique ardéchois de 1849 - année où Charles,
le « barbichu » de la statue, est élu pour la première
fois conseiller général, avant de devenir conseiller municipal
de Lamastre, puis député de l'Ardèche, puis ses fils Charles
et Raymond, le dernier des Seignobos de cette lignée, qui présidèrent
à la mairie aux destinées de la ville.
A ces époques, le débat politique était particulièrement
vif. Il opposait principalement républicains et royalistes, ou bonapartistes.
Et c'est pourquoi l'histoire de ces Seignobos, et de la statue qui rappelle
le souvenir du fondateur de la lignée, illustre bien la continuité
de notre histoire, dont les hoquets de la seconde guerre mondiale, et les mésaventures
que connut alors le pivot statuaire de la ville, sont un épisode fort
intéressant et... amusant. ce qui ne gâte rien.
Charles qui es-tu ?
Charles - André Seignobos est né à Lamastre le 25 août
1822. Son père, André Seignobos, était adjoint au maire
de Lamastre. Déjà. Il sera élève du lycée
de Tournon avant d'aller faire son Droit à Paris, où il sera reçu
avocat en 1844.
Dès 1848, à 26 ans, profitant de l'instauration de la IIe République,
il se présente à des élections au conseil général,
mais est battu. Il récidive l'année suivante, en 1849, et obtient
son premier mandat, à 27 ans: conseiller général. Il siégera
à Privas jusqu'à sa mort en 1892.
Élu député en février 1871, il a 49 ans, après
la défaite face à la Prusse et la chute du second Empire de Napoléon
III, il sera réélu en 1876, 1881, 1890 et 1892, l'année
de sa mort, à 70 ans.
Cette élection de 1871 explique le texte qui figure sur la fontaine portant
son buste: « A Charles Seignobos, le canton de Lamastre lui doit
sa prospérité, il fut l’un des 363, toute sa vie a été
consacrée à la défense des idées démocratiques ».
Car il fut l'un des 363 députés qui votèrent, le 16 mai
1875, l'amendement Vallon qui mis fin à l'incertitude quant au régime
que devait adopter la France, et qui confirma l'institution de la IIIe République,
établie, mais contestée, depuis 1871. Cet amendement, adopté
par 363 voix, soit 1 voix de majorité... mettait fin, tout au moins constitutionnellement,
à la bataille qui opposait depuis la chute de Napoléon III, Républicains
et royalistes.
Charles Seignobos fut donc l'un de ces 363 députés qui firent
basculer notre pays du côté de la République, et de la laïcité.
Deux de ses trois fils présidèrent aux destinées de Lamastre.
Le plus célèbre fut Charles, historien de renom, normalien, professeur
à la Sorbonne à Paris, qui fit construire la fontaine actuelle
et couler le bronze de son père; et Raymond qui a clos la « dynastie ».
C'est Charles, qui ouvrit au public le parc qui porte son nom et qui en fit
don à la commune, par testament lors de son décès en avril
1942.
Une bien triste époque, alors. Placé en résidence surveillée
à Ploubaslanec, en Bretagne, lorsqu'il y mourut, les autorités
de l'époque refusèrent que son corps soit transféré
à Lamastre. Ce n'est qu'en avril 1947, cinq ans plus tard, qu'il fut
inhumé selon ses volontés, aux Rochains.
Buste où es-tu ?
A l'orée du siècle, pour fêter l'arrivée de l'eau
courante, il est décidé de construire une fontaine crachant l'eau
par quatre bouches, et portant un buste de l'ancien conseiller général
et député, père du maire: Charles Seignobos. Une souscription,
qui rassemblera l'essentiel des fonds nécessaires, sera complétée
par une subvention municipale de 3.000 francs.
Le monument est inauguré le dimanche 11 août 1901, par M. Mougeot,
ministre des Postes et Télégraphes, reçu à la gare
par moult fanfares et défilés. Ce sera l'occasion d'un de ces
banquets, dont la jeune République avait le secret, organisé dans
le parc, avec goûter aux enfants, bal, feu d'artifice, embrasement des
ruines du château, lancer de ballons, concours de boules, courses etc.
Une fête qui dura deux jours!
La fontaine et le buste de Seignobos vit passer de nombreuses autres fêtes,
ainsi que des deuils, jusqu'à ce jour du printemps 1942 où l'on
déboulonna notre « héros », pour l'envoyer
à la fonderie.
C'est que le gouvernement français de l'époque, réquisitionnait
tous les métaux non-ferreux, pour les revendre aux Allemands, qui les
utilisaient dans leur industrie d'armements militaires. Le buste de Seignobos
fut donc acheté à la ville, pour son poids: 3.750 francs, soit
125 kilos de bronze à 30 francs.
L'événement ne fait l'objet d'aucun commentaire dans les délibérations
du conseil municipal d'alors, que préside encore pour quelques mois M.
Victor Descours. Celui-ci démissionnera en effet de son poste de maire
en août 1942, pour marquer son désaccord avec la politique suivie
par le gouvernement de Vichy. Il sera remplacé par un certain Adrien
Fournier, nommé par le préfet (on ne votait plus depuis 1941),
qui s'illustra principalement comme chef départemental de la Légion,
organisation de soutien actif au maréchal Pétain.
Donc, le 2 mai 1942, on déboulonne « notre » Seignobos
pour l'envoyer à la « casse ». Certains sont ravis,
qui commentent: « Depuis le temps qu’il nous regarde de travers... »
ou qui souhaitent voir se dresser en lieu et place « une statue de
Jeanne d’Arc », mais d'autres ont l’œil désapprobateur, ils
ressentent ce geste comme un camouflet de trop à leurs convictions républicaines,
déjà sérieusement meurtries par les événements.
Première tentative d’enlèvement
Quatre d'entre eux, Fernand Bosc (dit « Nanou »), Amédée
Dumond, Edmond Lespet et Noël Preti profitent de la nuit pour tenter de
dérober le buste, en partance, qui a été entreposé
sur un wagon dans la gare CFD (Chemin de fer départemental) de Lamastre.
Ils portent ses 125 kilos vers le terrain de basket de l'Union chrétienne
qui était installé au bout des jardins sous la gare, vers les
établissements Gaillard, lorsqu'ils sont surpris par des gendarmes venus
là pour couvrir leurs légumes, car « ils craignaient
le gel » racontèrent-ils le lendemain à un commerçant
de la rue Désiré Bancel. Bosc et Lespet, plongent dans le Doux,
et disparaissent, les deux autres, Preti et Dumont sont pris. Ils doivent faire
demi-tour avec le buste et, aidés par les gendarmes, aller le replacer
à la gare.
Par chance, ils étaient tombés sur des gendarmes complaisants
à leur cause, qui ne parlèrent pas de l'affaire à leur
hiérarchie. Ni vu, ni connu.
Mais Noël Preti ne veut pas désarmer, il cherche à savoir
où a été expédié Seignobos. Par Abel Dejour,
Lamastrois d'origine, qui travaille à la gare de Tournon, il apprend
la destination du buste: la fonderie Julien Giraud, à Saint-Egrève,
près de Grenoble.
Seconde tentative
Avec Émile Mandon, minotier à Mariguet, sur la route de Vernoux,
il prépare toute une expédition pour aller le récupérer,
ce qui n'est pas une mince affaire alors qu'il n'est guère possible de
se déplacer sans diverses autorisations. Noël Preti avait même
prévu le cas où il ne pourrait revenir avec le buste que jusqu'à
Tournon, et sollicité Henri Jullien, cordonnier de la place du Grillet,
pour l'entreposer dans sa cave... Une vraie opération de commando.
Émile Mandon, 90 ans aujourd'hui, raconte:« Je
n’avais une autorisation de circuler qu’en Ardèche, je suis allé
à la mairie où, comme le secrétaire me faisait des difficultés
pour me délivrer une autorisation de circuler hors du département,
j’ai du raconter qu’une pièce était cassée dans mon moulin,
ce qui l’empêchait de tourner, et ainsi j'ai obtenu l'autorisation d'aller
à Romans où je pouvais la faire réparer. En fait nous y
avions un contact qui connaissait le responsable de la fonderie de Saint-Egrève.
« Nous voilà donc partis pour Romans, avec Preti, mais, là,
pas de train pour Grenoble. Nous y avons couché. Nous y avons obtenu
des renseignements sur le patron de la fonderie, un nommé Tagnard, « sévère »
nous a-t-on dit. Tant pis, dès le lendemain à 8 heures, le 17
juin 1942, nous nous sommes présentés à la fonderie et
avons expliqué que nous voulions récupérer le buste d'un
« parent ». Le fondeur n'a pas fait beaucoup de difficultés
quand nous avons pu lui fournir une « caution » locale,
un meunier du coin que mon père connaissait bien et qui avait envisagé
de se réfugier à Lamastre en cas de besoins, car il craignait,
étant d'origine italienne, des représailles de la part des troupes
mussoliniennes alliées des Allemands. Il était temps, le buste
était prêt à passer au pilon!
« Finalement après nous être engagés à
dire, au cas ou nous serions arrêtés, que nous avions volé
le buste, et aussi à dédommager le fondeur, le buste a été
pris en charge par une camionnette de presse, jusqu'à Romans. Mais il
était difficile de le rapatrier à Lamastre avec ma petite Celtaquatre.
C'est le patron de la fonderie, et son chef de bureau, qui nous ont proposé
de faire le trajet de Romans à Lamastre, où je lui avais dit que
nous pourrions lui fournir du ravitaillement. Nous avons fait un bon dîner
chez Couturier (alors patron de l'hôtel du Commerce), jusqu'à 4
heures du matin. Je lui ai donné de l'argent, de la farine, du café,
la moitié d'un porc etc. pour le dédommager.»
Mais le buste, il fallait le cacher, et sans témoins.
Mme Mandon, l'oeil aussi vif qu'à l'époque où elle raflait,
au bras de son mari, tous les concours de danse du pays, raconte: « Nous l’avons descendu, et enterré, tous
les deux, la nuit dans l’écurie qu’il y avait à l’époque
au bas du moulin, pour accueillir les attelages de vaches des clients. Ca fait
trois bons étages et il ne fallait pas que nos enfants le sachent. Je
faisais le guet pendant que mon mari creusait le trou. Puis on en a plus parlé,
et le buste est resté là, sous nos pieds, jusqu'à la Libération."
La Libération
« A la Libération, poursuit Émile Mandon,
pour déterrer le buste j’ai fait venir mon oncle (Daniel Chastagnier)
et le frère de ma femme (Élise Vergnon), en leur racontant qu’il
fallait qu’ils m’aident à enlever un corps d’Allemand qui avait été
tué pendant la guerre, et enterré dans l'écurie, avec des
documents très importants. C'était en pleine nuit, pour leur donner
du coeur à l'ouvrage avant cette tâche macabre, je les ai bien
fait boire. Lorsqu'ils sont arrivés là où je pensais qu'était
le buste, je leur ai dit: « maintenant on laisse pelle et pioche,
et on y va doucement, car ce n’est pas un cadavre que vous déterrez,
mais le buste de Seignobos. » En le sortant de terre nous avons tous
pleuré de joie. Quelle nuit !"
Le 17 septembre 1944, sous la houlette
de Paul Bruas, président du Comité de Libération de Lamastre
et maire provisoire de la ville, l'entreprise Sinz remettait Charles Seignobos
sur son socle, en grandes pompes. Lamastre libéré retrouvait son
symbole républicain, et sa fierté. Ils sont comme ça les
Lamastrois.
Max Dejour 1992 ©
- Une famille ardéchoise