Coronavirus : l’heure des comptes, le temps du dégoût
Après avoir été lui-même contaminé, un chirurgien exprime sa gratitude pour les équipes soignantes et sa lassitude face à un système fourvoyé laissant surnager communicants et dirigeants incompétents face à la crise.
Tribune. Alors que sur les berges du canal voisin, les derniers joggeurs finissent leur exercice matinal, j’émerge doucement, sonné, abasourdi, encore un peu hésitant, d’un mois et demi de Covid en Ile-de-France. D’abord «petite grippe» comme on l’imaginait, l’infection est devenue une menace claire lorsque ma compagne, en stage dans les plus grosses urgences de Paris, me racontait le soir, agitée, voir la vague arriver, grondante, sombre, sale. Puis j’ai été en contact, dans les hôpitaux privés d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne), où j’exerce maintenant, avec des patients Covid, un peu plus chaque jour. Comment allions nous soigner autant de malades avec aussi peu de matériel et de connaissances ?
En tant que chirurgien, j’ai d’abord annulé les interventions non urgentes, pour ne plus opérer que des malades ne pouvant attendre, des cancers surtout. Puis, la clinique étant submergée par l’épidémie, j’ai accepté de coordonner les unités Covid, d’abord 11 lits, puis 25 une semaine plus tard, trouver des médecins, s’assurer que la pharmacienne avait tout le matériel, que la cadre avait les soignants en nombre, que l’administration nous soutenait : et, incroyable, tout cela fonctionnait, tout le monde allait au travail, noué de peur, d’incertitude, mais nous nous sommes adaptés avec vivacité et engagement. Je n’opérais plus que les urgences, en prenant mille précautions quand nous savions le patient par ailleurs infecté au Covid, ou apprenant avec angoisse que le patient opéré la veille était lui aussi Covid.
Etre contaminé à mon tour était tellement probable que je l’ai presque vécu comme un soulagement. Au début en tout cas. Parce que les choses se sont dégradées et, la science ne mentant pas, au 7e jour des symptômes, j’ai dû être hospitalisé. Je sors de quelques jours dans un CHU parisien que je connais bien, où j’ai été soigné avec dévouement, attention et humanité, sans avoir eu besoin de réanimation. Dans un CHU moribond, épuisé, mais qui a fait face avec force à cette épidémie incroyable qui aura peut-être raison de lui. Merci infiniment.
De la solidarité avec les soignants
Je ressens une grande joie à l’idée de revoir et toucher prochainement les miens, nous reviendrons aux terrasses, dans les écoles, les squares et les librairies mais, outre une immense fatigue, ces semaines passées me laissent une amertume, un chagrin, voire un dégoût dont je ne sais comment je me débarrasserai. Je les ai ressentis dès les premiers applaudissements aux balcons à 20 heures. Qu’ils sont confortables et faciles, ces encouragements, depuis le 4e étage !
Mais que valent-ils pour une infirmière qui s’épuise au travail depuis des semaines ? Pour un interne qui commence sa carrière de médecin avec une telle catastrophe, et qui devra vivre avec en tête les patients asphyxiés, le reste de sa vie ? Et surtout, les Français continueront-ils à applaudir quand on leur demandera de payer quelques centaines d’euros de plus pour perpétuer le système hospitalier public ? Ou quand ils devront patienter quelques heures aux urgences pour une entorse de cheville ? Oui, chers concitoyens, vous applaudissez, mais vous ne vous en tirerez pas à si bon compte. Il va vous falloir être prodigues à l’égard de celles et ceux dont vous avez exigé des efforts déments, surhumains, au péril de leur vie et de celle de leurs proches, et dont vous aimeriez bien qu’ils soient encore là, dans quelques mois, pour vacciner vos enfants, guérir vos cancers, ou nettoyer vos parents. Je ne me fais guère d’illusion, et me doute que bien vite, la tant vantée solidarité-avec-les-soignants sera oubliée, comme les autres promesses d’un monde nouveau, plus juste, plus égalitaire…
Dégoût aussi de ces médecins, mes collègues, dont les noms, les voix ou les visages nous sont devenus familiers, abreuvant de leurs commentaires les radios, les chaînes d’info continue. Par pitié, dites ce que vous avez à dire, brièvement, proprement, vous savez énormément, mais votre place n’est pas sur un plateau à alimenter un système médiatique vicié qui vous piège dans sa nasse. S’il vous plaît, retournez dans vos services avec vos patients, ou devant votre ordi pour faire des études, ou rentrez vous reposer.
Dégoût ensuite devant ce personnage médiatique révélé urbi et orbi il y a deux mois, assénant ses vérités avec un cynisme écœurant, un collègue lui aussi, dont le CV et les références scientifiques forcent pourtant le respect. Il sait avant tout le monde quelle est la solution : très bien, bravo. Il connaît mieux que personne les règles d’un jeu (la médecine basée sur les preuves, dont les études contrôlées sont la clé de voûte) qu’il pratique, enseigne, et entretient depuis des décennies, mais décide que, non, en fait, maintenant ces règles sont obsolètes.
Sauver le monde ? C’est raté
Avec la force de ce magnifique IHU, professeur Raoult, des centaines de patients défilant sous vos fenêtres, des tests et des comprimés disponibles, vous aviez les moyens, plus vite que n’importe qui, avec plus d’impact que n’importe qui, de répondre à la question : hydroxychloroquine et azithromycine sont-ils mieux que rien ? Vous avez préféré jouer le rebelle, le libre-penseur face aux «petits marquis parisiens», alors que vous êtes, comme vos collègues, comme moi, un pur produit de ce système-là, dans votre tour d’ivoire financée par l’argent public et les labos pharmaceutiques. Vous vouliez sauver le monde ? Raté. Dans le meilleur des cas, d’autres démontreront que vous aviez raison, et vous n’aurez plus qu’à errer, titubant dans un monde ravagé, en répétant «je l’avais bien dit, je l’avais bien dit»… Vous vous consolerez en pensant aux soutiens de Laeticia Halliday et de Christian Estrosi.
Dégoût enfin de nos gouvernants, qui depuis des décennies laissent mourir notre système de soins, de petites lâchetés en grandes traîtrises. J’ai grandi dans nos CHU, à Limoges puis, à partir de l’Internat, à Paris. J’y ai appris tout ce que je sais, souvent avec plaisir et joie, souvent dans la douleur, au bout de la fatigue. J’y ai côtoyé des génies, des gens bien, et des salauds. J’y ai vu des hommes, et plus souvent des femmes, infirmières ou aides-soignantes, travailler avec dévouement, technicité, compétence, auprès de patients difficiles, jusqu’à l’épuisement, pour un salaire et une considération de prolétaires. Mes filles sont nées dans ces hôpitaux, mes parents ont été soignés dans ces hôpitaux. Et j’ai vu le système s’effriter sous mes yeux, luttant moi aussi contre ce chaos grandissant, essayant de compenser par mon travail les carences de nos services, étouffés sous les contraintes et incohérences budgétaires et administratives. Et j’ai fini par lâcher l’affaire, partir, la tâche était trop lourde. Maintenant, dans ce contexte, dans cette urgence, dans cette apocalypse, on demande à ceux qu’on a épuisés, saignés, étouffés, d’aller travailler encore plus, de risquer leur vie, nos héros disent-ils, quel cynisme, quelle saloperie.
De Sarkozy et Macron, il ne fallait évidemment pas attendre un soutien de ce service public hospitalier forcément déficitaire. Mais les socialistes ! L’an passé, Hollande paradait, enchaînait les bons mots et les petites phrases en assurant la promotion de son livre, fanfaronnait, bouffi d’autosuffisance. Depuis quelques mois, enfin, on ne l’entend plus. J’espère que la honte de son échec, de ses renoncements, de sa lâcheté est la cause de son silence. Et qu’ils se regardent, les yeux dans les yeux avec Touraine, en pleurant les citoyens, les infirmières et les urgentistes morts.
On attend le « monde d’après ».RB